Le sujet est resté dans les mémoires comme « le grand débat allemand sur le gaz ». Le 7 mars 2022, quelques jours après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, neuf économistes de renom, dont Moritz Schularick, président de l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale, publient une étude d’impact intitulée « What if ? The Economic Effects for Germany of a Stop of Energy Imports from Russia ». Elle porte sur un scénario jusqu’ici rejeté radicalement par Berlin : un embargo immédiat sur le gaz russe. Les auteurs jugent ses effets « gérables » pour l’économie allemande.
A l’époque, l’Allemagne est dépendante à plus de 50 % de Moscou pour son approvisionnement. Plusieurs économistes affiliés à des instituts proches du patronat ou des syndicats ont déjà mis en garde contre toute sanction touchant le gaz russe : ils anticipent une récession allant jusqu’à 12 % en cas de rupture des livraisons, et des effets en cascade sur toute l’industrie. Mais les auteurs de « What if ? » aboutissent, eux, à une conclusion opposée : ils estiment que la capacité de s’adapter de l’industrie et des ménages est beaucoup plus importante que ce qui a été admis jusque-là. La récession ne serait que de 1 % à 3 %, et l’arme énergétique russe serait fortement affaiblie.
L’article déclenche une querelle d’une rare intensité. Le patron du groupe chimique BASF, Martin Brudermüller, s’engage personnellement et prévient dans la presse qu’une telle mesure plongerait l’économie allemande « dans sa plus grande crise depuis la fin de la seconde guerre mondiale ». Le chancelier, Olaf Scholz, lui-même, décrédibilise publiquement les auteurs de l’étude. On connaît la suite : l’embargo ne sera pas décidé, mais, quelques mois plus tard, les livraisons de gaz russe seront réduites par la Russie elle-même, avant d’être définitivement interrompues par l’explosion des gazoducs Nord Stream 1 et 2.
Des mesures efficaces
Pourtant, le choc redouté ne s’est pas produit. Sans gaz russe, l’Allemagne est certes entrée en récession en 2023, mais l’impact est resté relativement modéré. L’industrie a rapidement trouvé des substitutions au gaz. BASF lui-même a importé de l’ammoniac d’une de ses usines aux Etats-Unis. Les ménages ont réduit le chauffage. Et les responsables politiques ont pris des mesures efficaces pour limiter la hausse des prix et de la consommation.
Dans un article paru fin septembre, certains auteurs de « What if ? » sont revenus sur ce moment. Ils en tirent des conclusions sur la prise de décision politique en période de crise, en insistant sur l’influence forte du modèle allemand « de coordination étroite entre le gouvernement, les associations professionnelles et les syndicats ». Et poursuivent : « Le raisonnement théorique et empirique des économistes a été jugé beaucoup moins pertinent que le jugement des chefs d’entreprise. »
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