Il est presque 15 heures, ce samedi 28 juin 1919, et Pierre de Nolhac s’apprête à vivre les minutes parmi les plus intenses de sa vie. Conservateur du château de Versailles depuis 1892, c’est lui qui est chargé de conduire à la galerie des Glaces les deux ministres allemands venus signer le traité censé mettre fin à la guerre déclenchée cinq ans plus tôt, jour pour jour, après l’assassinat de l’héritier du trône austro-hongrois par un terroriste serbe à Sarajevo.
« A l’une des portes-fenêtres [du rez-de-chaussée] parurent les délégués allemands, amenés à travers le parc désert, et nous eûmes à les conduire le long de ces jolies pièces où revivaient depuis peu les portraits de notre histoire, racontera-t-il dans La Résurrection de Versailles. Souvenirs d’un conservateur (1937). Au signal venu, je pris la tête du petit cortège et l’acheminai, par des salons qu’on dut trouver interminables, à l’escalier de marbre où les gardes républicains faisaient la haie sur les marches. Je n’oublierai jamais l’ordre donné à notre approche et répété de salle en salle à mesure que nous avancions, et le bruit que faisait l’acier en rentrant au fourreau. C’était, pour quelques instants encore, l’ennemi qui passait et le vaincu, et je voyais dans les yeux d’Hermann Müller [ministre des affaires étrangères] se former des larmes qu’il ne pouvait dissimuler. Dès que nous parûmes sous l’arcade du salon de la Paix, l’Allemagne fut conduite aux places qui lui étaient réservées et la cérémonie commença. »
Pour les deux Allemands, arrivés en France au milieu de la nuit précédente, les trois quarts d’heure qui suivent sont un calvaire. Pendant que les représentants des pays vainqueurs et de leurs alliés se succèdent au petit bureau Louis XV où a été posé un exemplaire du traité et de ses 440 articles, ils patientent dans un coin, sous les regards du millier de responsables politiques, diplomates, soldats et journalistes qui remplissent la galerie des Glaces.
Une fois la cérémonie terminée, ils sont escortés dans un silence de plomb jusqu’à une voiture qui les raccompagne à leur hôtel, tandis que le président du Conseil français, Georges Clemenceau, le premier ministre britannique, David Lloyd George, et le président américain, Woodrow Wilson, s’offrent un bain de foule dans le parc du château, qui résonne de cent coups de canon.
« Une sueur froide, comme cela ne m’était jamais arrivé, ruisselait sur tout mon corps. C’était la réaction physique après l’intolérable tension psychique. Je reconnus alors que la pire heure de ma vie était enfin derrière moi », confiera Hermann Müller qui, avec Johannes Bell, son collègue ministre des transports, insistera pour rentrer le soir même à Berlin.
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