
« On t’attendait ! C’est plein de Boks à l’intérieur. » Vanessa Hearne est nerveuse et elle s’impatiente. Cette femme de 61 ans aux longs cheveux cendrés et au corps menu n’ose pas pénétrer dans le New Asia, un bar caverneux du centre de Port-Elizabeth. Nous sommes le 15 juillet et des supporteurs des Springboks, l’équipe sud-africaine de rugby, y sont attablés pour voir le match qui oppose leur équipe à la Nouvelle-Zélande à l’occasion du Rugby Championship, un tournoi réunissant les meilleures équipes de l’hémisphère sud. Enveloppée dans une large veste noire sur laquelle est brodée en blanc « fan de l’extrême des All Blacks », Vanessa Hearne se sent bien seule.
Débarque Charles Lottering, à qui le reproche du retard est adressé. Cet ancien policier dégage un sentiment de sécurité avec son physique de légionnaire, des bras comme des poteaux et un béret noir vissé sur une tête qui culmine à 1,98 m. Cette armoire à glace préside l’un des trois clubs de fans des All Blacks à Port-Elizabeth. Il en existe deux autres à Uitenhage, une commune située plus au nord, deux à Pretoria, la capitale et jusqu’à huit au Cap, qualifiée de « second pays pour les Néo-Zélandais ».
L’Afrique du Sud compte un total de 21 clubs pour près de 40 000 membres. Charles Lottering scrute l’intérieur du bar qu’il avait spécialement choisi pour regarder le match avec son club en toute tranquillité. Pas d’inquiétude, tout l’étage a été privatisé.
Ils sont une vingtaine à se réunir devant un écran géant. Tous sont évidemment habillés en noir, dans des vêtements personnalisés ou confectionnés par leurs soins. Certains brandissent des drapeaux des All Blacks, d’autres miment le haka. Quand l’hymne néo-zélandais est entonné, tous se lèvent et chantent à l’unisson. Les spectateurs sont électriques. Les Sud-Africains et les Néo-Zélandais sont des grands rivaux et chaque match écrit un peu plus l’histoire de cette confrontation qui fêtait son centenaire en 2021.
Le statut offensant de « Blanc honoraire »
Mais qui fut le premier fan à tourner le dos à la sélection nationale ? Impossible à dire selon Russel Petersen, 61 ans et vice-président de l’Association sud-africaine des supporteurs des All Blacks (Saabsa) créée en 2015. Le père de Russel appartenait déjà à un club des « Amis des All Blacks » dans les années 1940. « Des gens soutenaient les All Blacks avant même l’apartheid [introduit en 1948]. La ségrégation n’a fait qu’augmenter le nombre de supporteurs », explique Russel Petersen, joint par téléphone depuis la station balnéaire de Knysna qui compte un club.
Russel, Charles et beaucoup d’autres, font partie de la communauté métisse, dite coloured. Elle représente la majorité des supporteurs des All Blacks. La politique de non-mixité du régime de l’apartheid a écarté systématiquement les joueurs de rugby métis qui voulaient jouer pour l’équipe nationale, comme Russel. « Mon cœur et mon âme étaient du côté des Springboks, mais tout ça a pris fin à cause de l’apartheid et de la ségrégation », déplore-t-il.
A la même époque, les All Blacks intègrent des joueurs non blancs et voyagent avec quatre d’entre eux lors de leur tournée sud-africaine en 1970. Le gouvernement de l’apartheid impose à ces visiteurs de couleur le statut offensant de « Blanc honoraire ». Le Néo-Zélandais Bryan Williams, originaire des îles pacifiques et à la peau mate, inscrit 14 essais en 13 matchs. Le public sud-africain, noir et métis, venu assister aux matchs, jubile depuis les coins du stade où il est relégué au niveau de la pelouse. La Nouvelle-Zélande donne une leçon à son hôte.
La fin du régime de l’apartheid en 1994 ne met pas fin au racisme et au sentiment de relégation. Surtout, certains refusent d’ignorer ce passé qui ne passe pas. « Nous avons été traités de manière inhumaine et maintenant vous voulez que je m’assoie [dans un stade] à côté d’un Blanc, un patron qui traite mal notre communauté, vous voulez qu’on soit patriote, surtout quand il s’agit de rugby ? », fulmine Jerry Seale, fan des All Blacks et auteur d’un livre sur le sport sous l’apartheid. Il n’hésite pas à comparer le rugby sud-africain à « la religion des Blancs ». De son côté, Charles Lottering préfère tourner la page. « On ne cherche pas à creuser cette histoire. Ce qu’on aime, c’est la façon dont les All Blacks jouent, ce n’est plus politique », balaie-t-il.
« Le rugby est aphrodisiaque »
Le 15 juillet, les Néo-Zélandais régalent leurs supporteurs en battant l’Afrique du Sud 35 à 20. Charles file alors à sa voiture pour sortir une peau de springbok. Jetée à terre, la peau est piétinée. « Nous avons massacré les Boks, voilà ce qu’il en reste », annonce Charles avec solennité. Désinhibés par la victoire et quelques bières, les camarades du club sont hilares. « Pour nous en Afrique du Sud, et encore plus pour les fans des All Blacks, le rugby est aphrodisiaque », s’extasie Jean Gentle.
Les fans des Springboks présents au New Asia préfèrent sourire du folklore de leurs compatriotes. Ils se mélangent avec leurs rivaux sans animosité. « Il n’y a aucun problème entre nous, j’ai plein d’amis qui sont des fans des All Blacks. Nous aimons tous le rugby, ça doit rester la priorité », explique Gordan Mc Carthy, 63 ans, trois couches de vêtements siglés Springboks sur le corps. Quand les deux camps se retrouvent au stade, il y a parfois des insultes et des dérapages. Mais à Port-Elizabeth, les fans des All Blacks sont trop nombreux pour se fâcher avec eux.
Nous partons en direction du township de Bethelsdorp, au nord de la ville. Un drapeau noir flotte au-dessus de la Golf Citi bleu ciel d’Andrew Charles qui nous ouvre la route. Son pare-brise arrière est recouvert d’une fougère argentée, le symbole des Blacks. Andrew Charles veut nous montrer sa maison en brique rouge dont le numéro est décoré aux couleurs de la sélection néo-zélandaise. Devant son perron, il raconte son coup de foudre avec Amina David, sa compagne. Elle métisse, lui noir, tous deux unis par les liens sacrés des All Blacks. Son fils, Leroy, en revanche, soutient les Springboks.
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Sur le trajet du retour, les passants et les taxis répondent aux klaxons de notre voiture. Des jeunes garçons, bières à la main, déambulent avec leurs maillots noirs. Un vendeur d’agrumes, posé sur un coin de rue, nous gratifie d’un haka. La Nouvelle-Zélande a gagné et les quartiers populaires sont en fête.
Cette grande ville de la côte est a pourtant vu naître Sia Kolisi, le premier capitaine noir de l’équipe sud-africaine de rugby. « Même si je ne soutiens pas les Springboks, je suis fier de lui », admet Samantha Jantjies. Sia Kolisi était venu présenter le trophée de la coupe du monde lors d’une tournée à Port-Elizabeth en 2019 et nombre de supporteurs des All Blacks avaient fait le déplacement. « J’étais ravi qu’ils gagnent en 2019… parce qu’ils n’ont pas joué contre nous ! [les All Blacks] », tempère Charles Lottering.
Les très bonnes performances des Springboks et la composition de leur équipe, plus représentative de la société sud-africaine, ne feront pas changer d’avis ces fans jusqu’au-boutistes. « Je ne soutiendrai jamais une autre équipe, si je meurs je veux être enterré en tenue des All Blacks », insiste Andrew Charles. « J’irai à la tombe avec mon tatouage », renchérit Vanessa Hearne en tirant sur la manche de son avant-bras gauche pour dévoiler l’encre noire. Charles Lottering formule le même serment : « Je suis né All Black, je mourrai All Black. »