C’est le triomphe de la realpolitik. Trois semaines après une visite d’Etat à Washington au cours de laquelle l’administration Biden lui a déroulé le tapis rouge, le premier ministre indien, Narendra Modi, a achevé, vendredi 14 juillet, une fructueuse visite à Paris, qui consacre l’importance géopolitique du pays le plus peuplé du monde.
Défilé sur les Champs-Elysées, banquet au Louvre, meeting embrasé avec la diaspora indienne à La Seine musicale, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), grand-croix de la Légion d’honneur, dîner en tête à tête et embrassades sans fin entre M. Modi et son hôte, Emmanuel Macron : le séjour parisien du premier ministre indien a été bien rempli. Pour marquer vingt-cinq ans de partenariat stratégique entre Paris et New Delhi, il a été couronné par un accord préliminaire sur la vente de vingt-six avions Rafale, dans leur version Marine pour porte-avions, et celle de trois sous-marins de classe Scorpène, en plus des trente-six Rafale classiques et six sous-marins déjà vendus à New Delhi.
Cet accord, auquel s’ajoutent des projets de coopération dans les domaines spatial, énergétique et environnemental, s’accompagne d’une feuille de route pour la coopération franco-indienne dans l’Indo-Pacifique. C’est là, au-delà des retombées économiques, le véritable enjeu du traitement réservé au chef du gouvernement indien par ses partenaires occidentaux : dans une région où leur priorité est de contrebalancer l’ascension de la puissance chinoise, New Delhi doit être l’allié numéro un.
Adepte du « multi-alignement », l’Inde est d’abord guidée par son propre intérêt, et a évité de se ranger aux côtés des pays occidentaux dans la guerre en Ukraine. Mais elle préside le G20 cette année, joue un rôle important au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et a opéré un rapprochement spectaculaire avec les Etats-Unis en matière de défense et de technologie. Le géant indien n’est pas seulement la cinquième économie du monde, avec un taux de croissance de 7 %, il est aussi un acteur-clé sur l’échiquier géopolitique. Et si l’Inde doit renouveler son arsenal militaire, mieux vaut qu’elle fasse ses achats auprès de la France que de la Russie, son fournisseur traditionnel.
Le reflet d’un monde dangereusement instable
Tout cela est vrai. Ne pas recevoir M. Modi et ignorer ce qu’il représente dans un tel contexte aurait été une erreur. En faire l’invité d’honneur de la fête nationale du 14-Juillet n’était pas pour autant indispensable, quand bien même cet honneur a été déguisé sous l’hommage, justifié, à la participation des troupes indiennes à la première guerre mondiale, célébrée par le magnifique défilé de 240 militaires indiens sur les Champs-Elysées.
Les critiques sur la dérive autocratique de M. Modi et le nationalisme exacerbé de son parti, le Parti du peuple indien (BJP), ont été mises en sourdine, même si nul n’ose plus utiliser à propos de l’Inde la formule consacrée de « plus grande démocratie du monde ». La question de savoir si l’on peut gouverner durablement un pays en dressant la majorité hindoue contre les minorités musulmane et chrétienne se pose cependant légitimement – mais on laisse le soin aux intellectuels et aux médias de la poser. C’est l’avantage des démocraties. C’est aussi le reflet d’un monde dangereusement instable où, pour contrecarrer les ambitions de régimes autoritaires comme la Russie et la Chine, il faut parfois s’appuyer sur des puissances qui ne sont pas aussi irréprochables qu’on le souhaiterait.