Que des êtres humains meurent massivement de faim en 2024 relève du scandale. Mais que la famine soit tolérée, voire utilisée comme arme politique par un gouvernement, laisse sans voix. L’histoire récente de l’Ethiopie compte au moins deux épisodes de ce genre : en 1973-1974 (de 50 000 à 200 000 morts), lors duquel la tragédie précipita la chute de l’empereur Haïlé Sélassié, puis en 1983-1984 (de 300 000 à 1 million de morts selon les estimations) où la famine fut instrumentalisée par le dictateur Mengistu pour justifier des déplacements forcés et asphyxier des rébellions. La terrible situation qui prévaut aujourd’hui dans la région du Tigré (nord du pays), où les autorités locales ont décrété l’état de famine, situation non reconnue par le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, ne peut que rappeler ces sinistres précédents.
Les reportages publiés par Le Monde en attestent. Si la guerre atrocement meurtrière – 600 000 morts, selon l’Union africaine – et destructrice qui a opposé, entre 2020 et 2022, l’armée fédérale éthiopienne aux insurgés du Front populaire de libération du Tigré est militairement terminée au profit des troupes d’Addis-Abeba, elle se prolonge par une terrible crise alimentaire. Fermes abandonnées, bétail mort, cultures à l’arrêt : la sécheresse, puis les pluies destructrices qui ont suivi le conflit armé, condamne à la sous-alimentation plus de 90 % des six millions de Tigréens. Alors que les Nations unies étaient sur le point de reconnaître l’état de famine, le Programme alimentaire mondial a suspendu entre mars et décembre 2023 ses distributions de nourriture en raison d’un immense scandale de détournement de l’aide. Entre-temps, la famine s’est installée et les morts se multiplient.
Le gouvernement d’Abiy Ahmed, lui, nie cette situation. Reconnaître la famine réveillerait les fantômes du passé et contredirait le discours qui présente le pays comme le futur grenier à céréales de l’Afrique. Mais les autorités d’Addis-Abeba sont accusées d’abandonner les Tigréens à leur sort afin de parachever la mise à genoux de la province. Il faut dire que M. Abiy, salué comme un réformateur libéral à son arrivée au pouvoir, en 2018, au point de se voir décerner le prix Nobel de la paix l’année suivante, a surtout montré sa capacité à attiser les nombreux conflits qui opposent les communautés ethnolinguistiques de ce pays mosaïque, dans le Tigré, mais aussi dans les régions Oromia et Amhara.
Perte de contrôle du territoire
Dans cet Etat de 120 millions d’habitants au potentiel économique et humain considérable, seul en Afrique à ne jamais avoir été colonisé, le modernisateur Abiy s’est mué en autocrate. Les accents messianiques de ce converti au pentecôtisme ne peuvent plus masquer la réalité : la perte de contrôle non seulement du territoire qu’il prétendait unifier, mais aussi de l’économie, gangrenée par le marché noir. Aux discours nationalistes et bellicistes comme celui revendiquant un accès à la mer Rouge s’ajoute la répression contre les opposants et les journalistes.
La famine qui fait rage au Tigré et le déni dont elle est entourée par M. Abiy Ahmed apparaît comme un symptôme supplémentaire d’une dérive contre laquelle la communauté internationale devrait se mobiliser. En Ethiopie pas plus qu’ailleurs, la répétition des drames de l’histoire n’est une fatalité. Dans ce grand pays qui a besoin de réconcilier toutes ses composantes, aucune paix durable ne peut se construire en humiliant une partie de la population, a fortiori en détournant les yeux du drame humanitaire flagrant qui la frappe.