Imperméable gris, lunettes noires et fine moustache, assis sur une chaise, les mains posées sur les genoux, un homme – grossier mannequin de carton-pâte – accueille le visiteur. Ce « spectateur de spectateurs » donne le ton du Musée de l’art interdit qui doit ouvrir ses portes à Barcelone, jeudi 26 octobre. Créé par Equipo Cronica, il représente à la fois l’agent de la police politique et le censeur franquiste. En 1972, ce collectif d’artistes valenciens en avait disposé une centaine dans les auditoriums, salles d’exposition ou de concerts des Rencontres de Pampelune, afin de rappeler aux artistes et visiteurs nationaux et internationaux que l’Espagne se trouvait toujours soumise au contrôle moral, social et politique d’un régime autoritaire. A présent, l’un de ces mannequins est posté dans le hall du musée, conçu par le collectionneur et homme d’affaires catalan Tatxo Benet comme un refuge à la liberté de création, face aux censeurs de toutes sortes.
Dans les murs de la Casa Garriga Nogues, vaste palais moderniste construit en 1900, une quarantaine d’œuvres d’artistes espagnols et internationaux, majoritairement contemporains, sont rassemblées. Du portrait en Lego de Filippo Strozzi (fils d’une des plus puissantes familles de Florence pendant la Renaissance), réalisé par l’artiste dissident chinois Ai Weiwei, malgré le refus de la firme danoise de le fournir en petites briques pour ses œuvres politiques, à la statue du Christ peint aux couleurs de Ronald McDonald, intitulée McJesus, du Finlandais Jani Leinonen, attaquée aux fumigènes par des opposants chrétiens dans le musée de Haïfa, en Israël, en passant par les dessins érotiques de la suite des « 347 », de Pablo Picasso et les scènes de misère et de tortures représentées dans les « Caprichos », de Francisco de Goya, les œuvres présentées ont toutes en commun d’avoir été victimes de censure politique, religieuse ou commerciale, de pression sociale, voire d’attaques.
Comme ce photomontage de l’Espagnole Charo Corrales, Con flores a Maria (2018), dans lequel elle apparaît en Vierge Marie, le regard levé vers le ciel, la main dans l’entrejambe, et dont la toile est barrée du coup de couteau asséné par un visiteur lors d’une exposition à Cordoue. « J’aimerais que ce musée devienne un centre de réflexion sur la liberté d’expression et qu’il contribue à dessiner un atlas de la censure », résume Tatxo Benet, 66 ans, cheveux en bataille et costume gris.
Dénonciation politique
C’est en février 2018 que cet ancien journaliste, cofondateur du groupe audiovisuel Mediapro et collectionneur d’art contemporain depuis déjà une vingtaine d’années, a commencé par hasard sa collection d’œuvres censurées. Cette année-là, à la foire d’art contemporain de Madrid, Arco, il achète Prisonniers politiques dans l’Espagne contemporaine, de Santiago Sierra. Le titre de cet ensemble de vingt-quatre photographies de personnes au visage pixélisé, condamnées pour agressions de policiers, « apologie du terrorisme », ou « sédition », dans le cas des dirigeants indépendantistes catalans à l’origine du référendum illégal d’octobre 2017, fait scandale, au point d’être retiré de la foire, à la demande du directeur du palais des expositions Ifema.
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