Livre. En 1961, l’idée était venue au poète Evgueni Evtouchenko (1932-2017) d’écrire une chanson baptisée Les Russes veulent-ils la guerre ? aux intonations pacifiques, destinée à rendre hommage à la jonction des forces américaines et soviétiques sur les bords de l’Elbe, à la fin de la seconde guerre mondiale.
Popularisée par les chœurs de l’Armée rouge, elle resurgit aujourd’hui dans le titre de l’essai de Vera Grantseva (Le Cerf, 186 pages, 19 euros). Munie de ce sésame littéraire, l’autrice, ex-professeure associée à l’Ecole des hautes études économiques de Russie, émigrée en France quelques années avant l’invasion de l’Ukraine, tente de répondre à cette autre interrogation bien plus lancinante en Occident : que veulent les Russes ?
Non, aborde-t-elle d’emblée, les Russes ne sont pas plus des va-t-en-guerre – les hommes ne se sont pas précipités pour s’enrôler, tout au contraire, beaucoup ont fui – que des êtres « serviles ». Si le système, bâti par Vladimir Poutine sur la corruption et les loyautés héritées du KGB, reste « néoféodal », « le siècle passé (…) leur apprit que des changements politiques radicaux ne pouvaient qu’aggraver leur situation, aussi insupportable soit-elle. Ce n’est donc pas une supposée conscience d’esclave mais bien plutôt la douloureuse expérience de l’histoire qui commande l’actuelle apathie face aux événements récents ».
Fracture générationnelle
« La guerre de Poutine contre l’Ukraine, insiste Vera Grantseva, est avant tout un affrontement entre deux visions du monde opposées concernant l’individu et sa place dans la politique. » Et pour le chef du Kremlin, le modèle ukrainien, attiré par l’Europe, capable de débattre et de descendre dans la rue pour manifester son mécontentement, « avait tout du repoussoir ». Puis, à partir de l’annexion de la Crimée en 2014, « la télévision russe a été chargée de se concentrer sur l’Ukraine, sa politique intérieure et, en particulier, la situation dans le Donbass. En fait, depuis 2014, le pouvoir a méthodiquement nourri la haine des Russes envers un pays voisin, en les préparant à une future guerre ».
En dépit de ce matraquage, des velléités de résistance sont apparues, mais elles ont alors été systématiquement écrasées. La peur s’est insinuée dans toute la société. Et pourtant… L’autrice relève un élément fondamental : une fracture générationnelle s’est produite entre les jeunes et leurs aînés. Le fossé idéologique des premiers avec le pouvoir, écrit-elle, n’a cessé de se creuser : « beaucoup ont considéré que Poutine a enterré leur avenir » et, « bien souvent, ils ne veulent pas porter la responsabilité morale des crimes commis en Ukraine ».
Il vous reste 15.71% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.