LETTRE DE WASHINGTON
La porte de sa chambre était ouverte. Natalia Arno eut un bref moment d’hésitation. Une femme de ménage de cet hôtel pragois avait-elle été distraite ? Ce 2 mai, la présidente de la fondation Free Russia, organisation engagée contre la guerre en Ukraine et en faveur des droits humains en Russie, vient de passer la journée à discuter stratégie et financement dans la capitale tchèque. Elle décide d’entrer. Personne. Elle examine sa valise, les vêtements accrochés sur les cintres. Rien, pas d’indices de vol, ni de micro dissimulé. Rien, si ce n’est une odeur sucrée, comme un parfum bon marché.
Cette nuit-là, Natalia Arno, 47 ans, se couche tard, vers 2 heures. Une intense douleur à la mâchoire la réveille au petit jour. Elle sent aussi une forme d’engourdissement aux extrémités de ses membres. Sa vision est brouillée. Elle met cela sur le compte d’une rage de dents féroce. La militante renonce à un déplacement à Berlin et retourne aux Etats-Unis. Sa principale préoccupation consiste à savoir si sa nouvelle couverture médicale s’appliquera bien. Malgré son expérience de l’appareil répressif russe, elle ne pense pas être victime d’une tentative d’empoisonnement, comme les anciens agents Alexandre Litvinenko et Sergueï Skripal, ou plusieurs opposants russes. A tort.
A bord de l’avion, les symptômes s’intensifient. La douleur se diffuse d’une extrémité à l’autre de son corps. Les yeux, les oreilles, la poitrine, les bras, l’estomac. « J’avais l’impression que tous mes organes étaient touchés », se souvient-elle aujourd’hui, attablée dans un café de Washington. A son arrivée aux Etats-Unis, Natalia Arno est admise aux urgences. Le président du directoire de son organisation − l’ancien secrétaire d’Etat adjoint (2008-2009) David Kramer − alerte la police fédérale.
Neuropathie
L’empoisonnement s’impose désormais comme une piste privilégiée. Des agents du FBI se sont rendus dans sa chambre pour effectuer des prélèvements sanguins et examiner ses affaires personnelles. La piste du Novitchok est écartée. Cet agent neurotoxique avait été employé contre l’opposant Alexeï Navalny et le vice-président de la fondation, Vladimir Kara-Mourza, tous deux emprisonnés en Russie. Les experts excluent aussi les maladies naturelles envisageables, comme l’hépatite. Mais impossible d’identifier le produit utilisé, même si l’une des hypothèses reste la militarisation de toxines marines.
Aujourd’hui encore, Natalia Arno souffre de neuropathie (atteintes aux nerfs). « Les médecins m’ont recommandé plus d’exercices et moins de stress. Les exercices, OK, mais le stress, je ne peux rien promettre. » La militante est fermement engagée contre le régime russe et ne compte pas renoncer. Avec le recul, elle pense avoir été attaquée une première fois en 2021, à Vilnius. Son premier voyage à l’étranger post-pandémie. Elle retrouvait alors d’autres exilés russes dans la capitale lituanienne. Dans sa chambre d’hôtel, déjà, cette odeur sucrée. Le soir, une sorte de brûlure cutanée fulgurante. « Cela allait d’une partie de mon corps à l’autre, comme si ma peau était en train de bouillir. »
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