
« Touchez pas à nos enfants ! » C’est à ces cris que 1 500 personnes ont manifesté, dimanche 17 septembre, dans le centre de Bruxelles, en protestation contre une animation scolaire de deux heures par an d’« éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle » (Evras), portée par la ministre francophone de l’éducation, Caroline Désir (Parti socialiste), destinée avant tout aux préadolescents et adolescents, et dont le projet de décret a été adopté le 7 septembre.
En Belgique, où l’éducation à la vie amoureuse est obligatoire depuis juillet 2012, ce programme vise à promouvoir « le respect d’autrui », « l’égalité » ainsi qu’à « prévenir la violence dans les relations amoureuses » ; à « déconstruire les stéréotypes sexistes et homophobes », « prévenir les grossesses non prévues » et, enfin, « réduire les infections sexuellement transmissibles ». Comme l’explique Le Soir, il s’agit d’un « outil de santé publique à l’école ».
Mais ce programme de sensibilisation fait l’objet de nombreux malentendus, fausses informations et théories du complot infamantes, en particulier dans les communautés catholiques et musulmanes, poreuses aux théories du complot. Elles y voient un projet de sexualisation des enfants, voire de la pédophilie institutionnelle. Dès le 7 septembre, La Libre évoque la circulation d’un faux courriel déformant la visée des animations d’Evras. Huit écoles ont depuis été incendiées ou vandalisées.
Vidéos scandalisées sur les réseaux sociaux
Autour du 8 septembre, le témoignage masqué de celui qui se présente comme un père de famille scandalisé fait fureur sur TikTok. L’homme relate un récit que lui aurait fait son fils – « Les éducateurs pédagogiques lui ont demandé de toucher le sexe [d’une] petite fille ». Des affirmations dénuées de tout contexte impossibles à vérifier. « On a des pédophiles dans nos écoles », s’insurge-t-il. Selon son récit, le proviseur aurait justifié l’épisode par « la loi », et « les nouveaux textes ». Il conclut sa vidéo en expliquant avoir vendu sa maison et sa deuxième voiture pour déménager en Espagne, car « y a qu’en France que ça existe » (sic).
Comme de nombreux internautes l’ont relevé, le témoignage comporte de nombreuses incohérences et approximations, à commencer par le fait que ce programme de sensibilisation concerne la Belgique et non la France, et qu’il n’y est nulle part question de pratiquer quelque geste sexuel que ce soit : il s’agit uniquement de dialoguer.
Autre vidéo virale, parmi tant d’autres, celles d’une certaine « Nadou G la lionne », au profil ouvertement complotiste, qui le 9 septembre, s’inquiète d’un « libre accès à la pédophilie dans les écoles », et explique qu’« ils veulent faire de nos gamins des trans ». Dans les faits, le guide Evras prévoit uniquement de lutter contre la transphobie en sensibilisant à la question de l’identité de genre. « On ne va évidemment pas encourager une hypersexualisation chez les jeunes, ni susciter une orientation sexuelle ou une identité de genre », a rappelé la ministre francophone de l’éducation. Il s’appuie sur un guide indicatif de trois cents pages, dont seuls certains points sont amenés à être abordés, en fonction du profil de la classe et des questions des élèves.
Pétitions fantasmatiques contre l’Evras
En parallèle, plusieurs pétitions ont vu le jour. Une première, mise en ligne le 11 septembre et signée par 13 000 personnes, appelle à ce que le ministre de l’éducation nationale français, Gabriel Attal, « réagisse sur sa loi EVRA et la retire » (sic). Un projet pour le moins incongru. Comme le rappelle Libération, il ne s’agit pourtant pas d’une loi, et Evras ne concerne pas la France : Gabriel Attal n’a donc pas grand-chose à voir avec la question.
Une seconde pétition apparaît vers le 13 septembre sur le site Les lignes bougent. « Le S d’EVRAS signifie que nos enfants seront informés des possibilités de SEXE individuel et en groupe, A SE MASTURBER, dès 5 ans dans les écoles, et dès 9 ans informés et soumis à la pornographie… PAR DES INTERVENANTS EXTÉRIEURS c’est très grave, il faut absolument agir contre ça », peut-on y lire. Sur X (ex-Twitter), le rappeur Rohff partage la pétition à ses 800 000 abonnés, en invitant ces derniers à la signer pour éviter « qu’on apprenne à vos enfants, vos neveux et nièces de 5 ans à se masturber et qu’on leur enseigne la pénétration et la pornographie à 9 ans ». En quelques jours, elle réunit 25 000 signataires, essentiellement des mamans.
Le Monde
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Comme le rappelle le site belge RTL, le rappeur est mal informé : cette animation scolaire de deux heures ne vise pas les 5 et 9 ans, mais les classes de sixième primaire (équivalent de la cinquième dans le système éducatif français, soit des enfants de 12 ans) et de quatrième secondaire (équivalent de la seconde, soit 15 ans). Le guide Evras n’envisage d’aborder la question de la masturbation qu’avec les 12-14 ans et non ceux de 5 ans. « J’ai lu qu’on allait “apprendre aux enfants à se masturber”, c’est complètement inadmissible de faire peur aux parents sur ce sujet », s’est scandalisée Caroline Désir, la ministre belge.
Quant à la pornographie, si elle est abordée avec les 9-11 ans, en réponse à une réalité : selon une étude luxembourgeoise, 19,4 % des 10-11 ans ont déjà regardé au moins une fois des contenus pornographiques sur Internet. Il ne s’agit pas tant de les initier à celle-ci, mais d’évaluer son « influence positive et négative » et de « développer [le] sens critique ». Du reste, s’il prévoit à terme des situations adaptées à des classes d’âge plus larges, « les animations partent du questionnement des élèves », précise le site officiel. Il ne s’agit donc pas d’imposer des thèmes, mais de répondre aux questions spontanées des enfants et des adolescents.
Mobilisation des sphères intégristes et complotistes
La thématique est instrumentalisée par un entrelacs de réseaux militants. Certains s’opposent pour des raisons politiques ou religieuses à l’Evras : conservateurs, ils ne souhaitent pas que certaines thématiques progressistes, comme les questions de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, soient abordées à l’école. Mais d’autres débordent du simple cadre du désaccord sociétal pour diffuser une vision ouvertement complotiste du guide d’éducation sexuelle, en accusant celle-ci de servir des intérêts pédophiles, antienne conspirationniste revitalisée ces dernières années par le réseau QAnon et la sortie du film Sound of Freedom.
Une enquête de la RTBF a mis au jour un réseau de vingt-cinq personnes et identités « actives dans la désinformation autour de l’Evras », réparties en cinq familles : les adeptes de théories pédocriminelles (comme Karl Zéro), les défenseurs de l’enfance (Innocence en danger Belgique), les covidosceptiques (comme Bon sens Belgique), les médias complotistes (Kairos, etc.), et les groupuscules religieux ultraconservateurs (Civitas Belgique, etc.).
Ces derniers, présents à la manifestation anti-Evras du 17 septembre à Bruxelles, ont ainsi dénoncé de manière fantasmatique « l’application d’un plan mondial promu par l’OMS pour installer un “nouvel ordre mondial sexuel” ».
Plusieurs précédents en France
S’il est rare qu’elles prennent autant d’ampleur, les fausses informations sur les cours d’éducation sexuelle ne sont pas rares. En 2018, une publication alarmiste assurait qu’une circulaire de l’éducation nationale, en France, prévoyait d’aborder les questions sexuelles avec des enfants de 5 ans. Il s’agissait, en réalité, d’un rapport suisse sur la sexualité infantile.
De même, la loi Schiappa du 3 août 2018, qui introduit la présomption de non-consentement pour les relations sexuelles avec des mineurs de moins de 15 ans, avait été accusé contre toute évidence de « légalise[r] la pédophilie ».
Une circulaire scolaire élargissant les cours d’éducation sexuelle à la notion de consentement avait également été décrite par des sites d’extrême droite comme du temps « sexiscolaire » faisant les intérêts des pédophiles.