
Les avertissements étaient clairs, mais sont restés lettre morte. Depuis longtemps, des experts affirmaient que les inondations représentaient un danger important pour les deux barrages construits dans les années 1970 pour protéger près de 90 000 personnes dans le nord-est de la Libye. Ils ont demandé à plusieurs la reprise immédiate des deux structures endommagées situées dans la ville côtière de Derna et en amont. Mais les gouvernements successifs du pays n’ont pas réagi.
« En cas de grande inondation, les conséquences seront désastreuses pour les habitants de la vallée et de la ville », écrivait Abdelwanees Ashoor, professeur de génie civil, dans une étude publiée en 2022 dans le Sabha University Journal of Pure and Applied Sciences, la revue scientifique de l’université de Sebha, dans l’Ouest libyen.
Cette prévision s’est concrétisée aux premières heures du 11 septembre, lorsque les habitants de Derna ont été réveillés dans la nuit par de fortes explosions, avant que les eaux de crue ne déferlent sur la ville méditerranéenne. Ils ont découvert que les deux barrages avaient rompu, libérant un mur d’eau de deux étages de hauteur qui a balayé des quartiers entiers de la cité jusqu’à la mer, tuant des milliers de personnes en quelques secondes, emportant routes et ponts.
Le Croissant-Rouge libyen a démenti dimanche 17 septembre un bilan de 11 300 morts dans les inondations que lui a attribué le Bureau de l’ONU de coordination des affaires humanitaires (OCHA). Le porte-parole d’OCHA, Eri Kaneko, a ensuite dit qu’il était difficile d’obtenir des chiffres exacts sur le nombre de victimes alors que les recherches de corps et de survivants se poursuivent, et a déclaré que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait jusqu’à présent confirmé 3 922 décès.
La négligence et la corruption sont monnaie courante en Libye, un pays d’environ 7 millions d’habitants dont l’économie repose presque entièrement sur le pétrole et le gaz naturel. En 2022, le pays était classé 171e sur 180 dans l’indice de transparence établi par Transparency International.
Dommages dus à la tempête de 1986
Depuis 2011 et le printemps arabe qui a mis fin à des décennies de dictature de Mouammar Kadhafi, le pays est divisé entre deux administrations rivales : l’une à l’ouest, soutenue par un ensemble de groupes armés et de milices sans foi ni loi, et l’autre à l’est, alliée à l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), commandée par le général Khalifa Haftar.
Les barrages d’Abou Mansour et de Derna avaient été construits par une société yougoslave dans les années 1970 au-dessus de l’oued de Derna, qui divise la ville en deux zones. L’ouvrage d’Abou Mansour, situé à 14 km de la ville, mesurait 74 m de haut et pouvait contenir jusqu’à 22,5 millions de m3 d’eau, tandis que celui de Derna, également connu sous le nom de Belad, situé dans la ville, pouvait contenir 1,5 million de m3 d’eau. Construits avec de l’argile, des roches et de la terre, ces barrages étaient destinés à protéger Derna des crues soudaines, qui ne sont pas rares dans la région, et à irriguer les cultures en aval.

« Les deux barrages n’avaient pas été entretenus depuis de nombreuses années, malgré les inondations répétées qui ont frappé la ville par le passé, a déclaré Saleh Emhanna, chercheur en géologie à l’université d’Ajdabia, en Libye. Ils étaient délabrés. »
Les deux ouvrages avaient déjà subi d’importants dommages lors d’une forte tempête qui avait frappé la région en 1986 et, plus d’une décennie plus tard, une étude commandée par le gouvernement libyen avait révélé des fissures et des craquelures dans les structures, a rappelé le procureur général de la Libye, Al-Sediq Al-Sour, vendredi, lors d’une conférence de presse dans la ville sinistrée. Il a annoncé l’ouverture d’une enquête sur le double effondrement et le probable détournement de l’allocation des fonds d’entretien, ainsi que l’envoi de plusieurs enquêteurs dans les différentes régions du pays pour mener des investigations sur les autorités locales et les manquements des gouvernements précédents. « Je rassure les citoyens sur le fait que les procureurs engageront des poursuites pénales contre quiconque a commis des erreurs ou des négligences », a déclaré M. Al-Sour. Le gouvernement de l’Est a suspendu le maire de Derna, Abdel-Moneim Al-Gaithi, dans l’attente d’une enquête sur la catastrophe. Le maire a refusé de s’exprimer.
Messages contradictoires
En 2021, un rapport d’une agence d’audit publique a indiqué que les deux barrages n’avaient pas été entretenus malgré l’allocation de plus de 2 millions de dollars (1,9 million d’euros) en 2012 et 2013. L’audit pointe la responsabilité du ministère des travaux publics et des ressources naturelles pour n’avoir pas confié les travaux d’entretien et de reprise de structure à une entreprise. En 2007, c’est le turc Arsel Construction Company Ltd qui avait été chargé d’assurer la maintenance des deux ouvrages et d’en construire un troisième entre les deux. L’entreprise indique sur son site Internet avoir achevé ses travaux en novembre 2012. Mais, d’après des images satellites récentes, aucun troisième barrage n’a jamais été construit. Arsel n’a pas répondu aux sollicitations par mail d’Associated Press (AP).
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L’entreprise turque faisait partie des dizaines de sociétés turques qui avaient des projets d’une valeur de plus de 15 milliards de dollars en Libye avant le soulèvement de 2011. Nombre d’entre elles avaient fui le chaos libyen avant de revenir ces deux dernières années, notamment lorsque le gouvernement turc est intervenu pour aider Tripoli à repousser une attaque des forces du général Haftar en 2019.
Avant la tempête Daniel qui a déferlé sur la Méditerranée la semaine dernière, les autorités avaient également envoyé des messages contradictoires à la population. Elles auraient imposé un couvre-feu à Derna et dans d’autres régions de l’est du pays. La municipalité de Derna avait publié sur son site Internet des déclarations invitant les habitants à évacuer les zones côtières par crainte d’une montée des eaux. De nombreux habitants ont déclaré avoir reçu des messages sur leur téléphone les invitant au contraire à ne pas quitter leur domicile.
Les autorités estiment aujourd’hui que près d’un quart de la ville a été rasé. Cette dévastation reflète l’intensité de la tempête, mais aussi la vulnérabilité de la Libye. Les infrastructures du pays ont été largement négligées malgré la richesse pétrolière du pays.
Pétition en ligne
Des militants de la société civile, eux, demandent une enquête internationale, craignant que les investigations locales ne puissent être fructueuses dans un pays largement gouverné par des groupes armés et des milices.
Depuis 2014, l’Est est sous le contrôle du général Haftar et de ses forces. Le gouvernement rival basé dans la capitale, Tripoli, contrôle la plupart des fonds nationaux et supervise les projets d’infrastructures. Une pétition en ligne signée ces derniers jours par des centaines de personnes, dont des groupes de défense des droits et des ONG libyennes, affirme que seul un comité international indépendant peut « découvrir les causes de cette catastrophe » et exiger des comptes aux responsables concernés tant la corruption s’est répandue dans le pays en raison des conflits internes, de l’instabilité et de la faiblesse des institutions publiques.
Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, basé à Londres, a déclaré qu’une enquête sur la catastrophe pourrait atteindre les hautes sphères du pouvoir en Libye, à l’Ouest comme à l’Est. Une telle enquête « pourrait potentiellement atteindre les plus hauts niveaux de responsabilité, a-t-il déclaré. Cela représente un défi unique ».
Un rapport du groupe d’experts de l’ONU avait déjà dénoncé le comportement « prédateur » des groupes et milices qui se disputent le pouvoir depuis plus de dix ans et a entraîné « le détournement des fonds de l’Etat libyen et la détérioration des institutions et des infrastructures ».