Les vigoureuses et persistantes protestations des agriculteurs, en France comme dans d’autres Etats membres de l’Union européenne (UE), désignent-elles une crise sectorielle de plus, liée à un persistant et traditionnel archaïsme ? Rien ne serait plus faux, car ces manifestations témoignent, au contraire, d’une crise de la modernité qui a désarticulé les relations de complémentarité entre l’agriculture et un régime macroéconomique aujourd’hui fondé sur la concurrence internationale, conçue comme un indispensable vecteur de progrès. Après les ronds-points occupés par les « gilets jaunes », les incendies lors des récurrentes révoltes urbaines, c’est au tour des tracteurs de bloquer les autoroutes. Autant de mouvements sociaux qui entendent signifier aux gouvernements l’impossibilité d’une vie décente pour les groupes sociaux marginalisés par le retrait du rôle directeur de la puissance publique face aux processus de globalisation.
Le principe de concurrence chemine d’abord silencieusement, puis il s’impose à mesure que la déréglementation s’étend des produits et des services aux capitaux et au travail. Les institutions collectives, qui encadraient hier le régime de forte croissance, sont érodées par les réformes qui visent à individualiser les rémunérations en fonction de la performance, y compris sur des marchés de plus en plus lointains.
A ce titre, les transformations successives de la politique agricole commune (PAC) depuis 1992, année de la première réforme d’envergure des principes de régulation des marchés, suivent un chemin parallèle à celui du droit du travail : agriculteurs et salariés voient leurs revenus dépendre de plus en plus des marchés, et non plus d’accords professionnels ou de conventions collectives. Une étape supplémentaire est franchie avec l’accord de Marrakech, en 1994, dans le cadre du multilatéralisme commercial, puisqu’il fait entrer l’agriculture dans le jeu de la mondialisation.
La rupture des années 1990
Ce mouvement général n’a pas réussi à restaurer le compromis initial de la construction européenne, sur la croissance de la productivité du travail favorable à l’investissement productif, qui avait permis d’améliorer le niveau de vie par la baisse des prix des biens alimentaires, de construire une couverture sociale étendue, selon un cercle vertueux aujourd’hui disparu.
En matière agricole, cette rupture enclenchée au détour des années 1990 a remis en question les fondements mêmes de la sécurité alimentaire des ménages, qui reposaient, à la fin des années 1950, sur la croissance de la production et de la productivité du travail, et sur un coût de l’alimentation favorable. Quatre millions d’individus sont aujourd’hui en situation de précarité alimentaire en France.
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