Au Maroc, élus et parents d’élèves redoutent la « marchandisation » du système éducatif français

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En 2012, à Rabat, il y a dix ans déjà, les parents d’élèves inscrits dans le réseau d’éducation français au Maroc manifestaient contre les hausses de droits d’inscription et des frais de scolarité.

« Nos établissements d’enseignement français à l’étranger sont un pilier de notre diplomatie d’influence », tweetait le 3 juillet Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des affaires étrangères à l’issue du conseil d’orientation interministériel de l’enseignement français à l’étranger. Le propos fait écho à l’objectif, fixé par Emmanuel Macron en mars 2018, de doubler le nombre des inscrits dans les écoles françaises à l’étranger d’ici à 2030. Mais, avec 390 000 élèves en 2022, soit une augmentation de 8 % en cinq ans, l’annonce présidentielle n’a pas produit le résultat escompté. « L’intention était louable, mais les moyens n’y sont pas, regrette Nicolas Arnulf, conseiller élu à Rabat pour la circonscription Afrique du Nord à l’Assemblée des Français de l’étranger. Pour se développer sans dépenser plus, le réseau n’a d’autre choix que de recourir à des groupes éducatifs privés, comme au Maroc. »

Depuis 2018, la subvention annuelle allouée par l’Etat aux établissements d’enseignement français dans le monde a augmenté de 10 %, atteignant 420 millions d’euros en 2022. Au Maroc, cette aide s’élève à 46 millions d’euros, un montant qui n’a pas bougé depuis cinq ans. Le royaume abrite pourtant le deuxième réseau d’enseignement français au monde, après le Liban.

En 2022, il scolarisait plus de 48 000 élèves, 30 % de plus qu’en 2018. Réparties dans les principales villes du pays, ses 42 écoles regroupent deux types d’établissements homologués par le ministère de l’éducation nationale. Ceux « en gestion directe » sont des services déconcentrés de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), sous tutelle du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, avec un budget agrégé à celui de l’opérateur public. Les « partenaires », eux, ne perçoivent aucun argent de l’Etat. Formés par des entités privées, ils bénéficient d’une autonomie de gestion, recrutent leurs personnels et ont toute liberté pour fixer le montant des droits de scolarité. Ces derniers accueillaient 56 % des élèves du réseau cette année.

« On n’est plus dans une mission de service »

« Les établissements en gestion directe forment la colonne vertébrale du réseau car ils fournissent les enseignants formateurs détachés aux écoles partenaires et portent la politique publique de l’enseignement français à l’étranger. Mais faute de soutien à leur développement ces établissements accueillent une plus faible portion des nouveaux élèves du réseau, explique Karim Ben Cheikh, député (Ecologistes-Nupes) de la 9e circonscription des Français établis hors de France et rapporteur du budget de la diplomatie culturelle et d’influence. En gelant leur développement et en misant sur des établissements à but lucratif pour répondre à la demande, le message véhiculé par le gouvernement est que l’éducation est un marché. »

Au Maroc, ces établissements partenaires appartiennent à une dizaine de groupes privés « suffisamment solides pour ne pas risquer la faillite », précise un officiel français. Il s’agit principalement de la Société Maroc Emirats arabes unis de développement (Somed), propriété de la holding royale Al-Mada et de capitaux émiratis, d’International Education Group (IEG), une alliance entre Saham, fondé par l’ex-ministre de l’économie Moulay Hafid Elalamy, et une holding d’investissement sud-africaine, de la Holding générale d’éducation (Holged), un groupe familial marocain, ou encore d’Odyssey. Le groupe français, présidé par Luc Chatel, ministre de l’éducation sous Nicolas Sarkozy, a ouvert en 2017 l’Ecole française internationale de Casablanca, moyennant un emprunt de près de 10 millions d’euros, selon le magazine Challenges.

L’établissement, huppé, requiert pour la rentrée prochaine des frais annuels de 67 000 dirhams au lycée (6 181 euros), contre un peu plus de 42 000 dirhams dans un établissement en gestion directe. « On n’est plus dans une mission de service, mais dans une logique comptable avec un besoin d’amortissement rapide des coûts et une recherche de rentabilité à moyen terme », constate Nicolas Arnulf. Du côté de l’AEFE, on relève que l’aide apportée pour chaque élève scolarisé dans un établissement en gestion directe est d’environ 2 000 euros par an. « Sans elle, les tarifs seraient les mêmes que dans les établissements partenaires, souligne-t-on à l’ambassade de France, tout en insistant sur la « réussite bac et post-bac très satisfaisante » dans ces écoles.

Des syndicats d’enseignants dénoncent cependant les conditions de travail « dégradées » des personnels exerçant dans les établissements partenaires. « Ils sont plus soucieux de satisfaire les parents que de répondre aux exigences pédagogiques », observe Emmanuelle Baglin, responsable au Maroc du SNUipp-FSU, principal syndicat des enseignants du premier degré. Bien que le nombre de personnels détachés titulaires du ministère de l’éducation nationale soit encore important, de nombreux postes ont été supprimés ces dernières années.

« Ecole morte »

Communiqué, sit-in, journée « école morte »… Les associations de parents d’élèves protestent régulièrement contre « l’austérité budgétaire » et la hausse des frais de scolarité dans les établissements en gestion directe. En dix ans, ils ont augmenté de 70 % au collège et de 55 % au lycée. A tel point que les revenus générés par les paiements des familles dépassent l’aide annuelle accordée par l’AEFE. « L’enseignement français au Maroc existe depuis plus d’un siècle, les familles y sont attachées, reconnaît Moulay Driss El-Alaoui, secrétaire général adjoint de la Fédération nationale des conseils de parents d’élèves des écoles laïques. Mais pour beaucoup de parents, scolariser un enfant dans une école française est un sacrifice. »

Pour les familles modestes, des dispositifs d’aide existent. Mais leur montant – 105 millions d’euros en 2022 – est quasiment gelé depuis cinq ans et seules les familles françaises ou binationales peuvent y avoir accès. Or les élèves marocains, qui sont déjà soumis à des droits de scolarité plus élevés, représentent plus de 70 % des effectifs du réseau. « Si une famille ne peut s’acquitter des frais pour l’année en cours, la règle veut que l’enfant ne soit pas scolarisé l’année suivante », indique un conseiller des Français de l’étranger, déplorant « une administration obsédée par la comptabilité ». « J’ai reçu cette année une lettre de l’école qui menaçait de déscolariser ma fille pour un impayé de 700 dirhams », témoigne Saida, qui souhaite conserver l’anonymat.

« Il faut cesser de faire appel aux familles pour lever des fonds », insiste Hélène Conway-Mouret, sénatrice (groupe Socialiste, Ecologiste et Républicain) des Français établis hors de France. Afin de réduire la pression financière sur les parents, élus et associations envisagent notamment d’augmenter la part du chiffre d’affaires – 2 % actuellement – reversée à l’AEFE par les établissements partenaires au titre de leur homologation. En 2022, celle-ci s’élevait à 875 000 euros. « C’est peu, remarque Nicolas Arnulf. On pourrait envisager de l’augmenter sans porter atteinte à la pérennité de ces écoles. » Autre piste envisagée : autoriser les établissements en gestion directe à emprunter. « On est dans une situation ubuesque où une école partenaire peut contracter un prêt, mais pas un établissement relevant de l’Etat, souligne Karim Ben Cheikh. Pour financer une rénovation ou un agrandissement, ce dernier est obligé de cumuler de la trésorerie sur plusieurs années grâce aux frais de scolarité. Résultat : ce sont les parents d’élèves qui paient le parc immobilier de la France. »

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Quant au développement du réseau via de nouvelles écoles, il est au point mort. Hormis les demandes d’extension pour des établissements déjà homologués, les autorités marocaines ont suspendu depuis 2020 la délivrance d’homologation à toutes les missions étrangères.

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